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05/06/2014

« Les enfants de Sidi-Ferruch », 1CL Jean-Pierre Hutin, 3e RPC, éd. Le Spot

 

Extraits publiés avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditions Le Spot. Photos Jean-Pierre Hutin & SCH Marc Flament « Aucune bête au monde… », éditions de la Pensée Moderne. Droits réservés.

 

 

Nous vous supplions, proconsuls, de demeurer loin de Rome,

de chanter vos requiem de l'autre côté de la mer.

Nous ne voulons pas les entendre.

Vos morts nous gênent et votre courage nous fait peur ! 

Philippe Heduy, "Au lieutenant des Taglaïts".

 

Qui s’attendrait à ce qu’un Léopard de Bigeard fasse les choses comme les autres ? Que ce soit faire la guerre ou écrire un récit autobiographique ? Ce serait mal les connaître !

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Eh bien voilà un vrai récit de Léopard : « Les enfants de Sidi-Ferruch » par le 1CL Jean-Pierre Hutin, 3e RPC.  Un livre dont on a beaucoup parlé dans le microcosme de la littérature mili. Certains l'ont qualifié d'OVNI, déconcertés par son style célinien revendiqué. Et oui, il y a de quoi être dérouté, dérangé. Phrases hachées en mode rafale de PM, ponctuation trous de balles. Lecture difficile donc, si vous ne vous laissez pas porter. Et après tout, c’est votre droit. Mais il y a une chose dont nous sommes certains, c’est qu’il aurait plu à Bigeard.

Le Bruit et la Fureur, mode Para-Colo. Il fallait oser. Chapeau [casquette lézard] bas à Jean-Pierre Hutin.

 

Faut dire, au début, j’étais con. Je savais pas. 

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Sidi-Ferruch

En ce doux printemps 1958, j’étais là moi, con et tout content de l’être. A Sidi-Ferruch, petite station balnéaire noyée dans les pins, située, j’vous rencarde braves gens, près d’Alger. J’étais perdu comme ça dans les réflexions quand j’entendis la voix suave de notre nouvel adjudant qui sortait du PC de la compagnie. Il nous souhaita la bienvenue. Il ressortait de son petit accueil qu’il n’avait jamais rien vu d’aussi moche. Quoi, comment on pouvait lui parachuter des tarés pareils, consterné il était, il hurlait, des gonzesses on lui avait envoyé, d’ailleurs c’était sûrement une erreur de l’Intendance, nous à ce qu’il constatait on était sûrement les nouvelles mignonnes du Sphinx. Comment pouvait-il en être autrement, il devinait nos petites fentes à travers nos braguettes, des fentes je vous dis, comment faire la guerre avec des gonzesses ? Mais qu’est-ce qu’il avait fait au Bon Dieu pour avoir mérité des calamités telles que nous, d’ailleurs c’est simple quand les vrais soldats, eux qui en avaient des grosses comme ça - y faisait un petit geste, genre melon – nous verraient en rentrant d’OPS, y mourraient de rire, enfin ceux qui reviendraient. Les autres y z’auraient de la chance, ils verraient pas le désastreux spectacle. 

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4e Section, 1ère Cie du 3e RPC  - Photo JP Hutin

Quelques jours plus tard, ils arrivèrent les hommes, les OPS, nous on voulait voir, de vrais soldats, pensez on bandait, nous les petits renforts, d’être comme ça aux premières loges, voir arriver la guerre (…) Le premier justement, comme ça, pas bégueule y nous salua, bonjour les bleus, ah voilà les renforts, y souriait. Pourtant on voyait bien qu’il était fatigué, je m’appelle Leroi, c’était un beau nom ça pour un soldat. A bien regarder il n’avait rien d’exceptionnel notre premier OPS. Plutôt petit, pas costaud, non un modèle standard, j’étais un peu déçu, moi forcément j’attendais une image et bêtement j’avais juste un homme exténué devant moi, d’ailleurs j’dis homme, mais y devait avoir tout carat dans les dix-neuf ans, vaguement six mois de plus que moi. Je me creusais, qu’est-ce qu’y faisait la différence entre lui et moi, j’ai mis un temps à comprendre, puis ah, ses yeux fallait voir, ils avaient un siècle. Comment c’était possible ça. Pourquoi des yeux si vieux, si âgés, dans un corps si jeune ?

 

On s’imagine pas le temps qu’il faut pour savoir. 

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3e RPC - Photo M. Flament

On est reparti brusquement, au pas de course, court, court, petit Léopard, une direction là-bas, voyez je montre du doigt, coup de feu, ça accrochait. Moi, je courais, hop hop. Vaguement inquiet déjà, mais un tout petit peu seulement. La peur la grande laide visqueuse engluante ce serait pour tout à l’heure. Je savais pas, j’allais savoir. 

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3e RPC au combat - Photo M. Flament

Crapahute… marche… pitonne… transpire… Bouffe du piton… de la piste… poussière… crache tes poumons Léopard… au bout de la piste là-bas… tout au loin… mais si près déjà… la première équipe voltige vient d’accrocher… une courte rafale… rran… une autre… plus longue… encore rran… tu le sais Léopard une fois de plus… la machine à faire des veuves vient de parler… cris… rafale… agonie déjà… gueulante… à droite… attention à midi… à une heure là sur toi… rafale… la grande faucheuse ricane à nouveau… à moi les petits oiseaux… venez dans le grand manteau de de la mort… Fells… Comanches…. Léopards… Apaches… Camouflés… prend tout le monde la grande Faucheuse... pas raciste… touché… maman… maman… cartonné… rapatrié par télégramme… pas de chance. 

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3e RPC - Photo M. Flament

Nous étions victorieux, la belle affaire ! La victoire dans ce formidable et hallucinant amas de pierres à l’infini et votre serviteur tout petit, insignifiant, au milieu de ce fatras d’éternité, tout se bousculait en moi. Plénitude d’émotions, j’étais en pleine ataraxie. Toutes ces émotions en moi semblaient m’avoir figé pour l’éternité. Mourir sur l’instant me parut une chose de raison, momifié par le vent du désert, on me retrouverait dans mille ans. Il faut bien faire vivre les archéologues. Envie de pisser. J’avais envie de pisser. Le drame de la condition humaine, c’est son enveloppe corporelle. J’aurais souhaité divaguer, philosopher à l’infini et voilà que cette putain de vessie me rappelait à mes petits devoirs matériels. N’est pas le père de Foucault qui veut. L’opération prit fin, comme toujours, sans prévenir, fini mon petit olympe personnel. 

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A gauche, JP Hutin

Dents de loup, John Wayne me voilà, grenade, poignard, corps souple et dur. Pas de graisse… fini le lard, envolé le gras, pas le temps, des loups Madame qu’on était j’vous le dis, tiens pour un peu madame si description vous mouillez j’irai jusqu’au loup-garou. On le grimpait vite ce piton au vu des renseignements bigo… Des fells de l’autre côté du piton y grimpent vers le haut… Vite avant eux sinon tir aux pigeons… Pensez, pas de course vite plus vite… des ailes… premier arrivé en haut y gagne, pour l’autre c’est la fin de la grande tourlouzine… Dix secondes avant eux… dix toutes petites secondes avant les fellouzes… Une éternité pour eux… A 30 mètres du compte les fells, tant pis, malheur aux vaincus. Ah melon fellouze… plein la gueule plein les dents plein les tripes… déchaînés… tue, tue, tue, enchainés à la mort on était… cent pour cent… sang pour sang… tu allais couler… pas le nôtre ce coup-là. S’en fout.  Rouge quand même le sang des fells… Le grand pied, la grande partouze du sang. TUER. 

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3e RPC - Photo M. Flament

Rran… Rran… rafale… grenade. Cris à droite, vite, tire ! Bon Dieu, attention grenade, en avant, au paquet, tue, tue Etienne mon ami, mon frère tu cries, tu hurles, Maman, Maman, l’homme quand y sent la vie le quitter, il appelle le dernier refuge… fœtus… sa mère. Tu as morflé, merde, les tripes. Un pansement… Mon pansement individuel trop petit… dérisoire… Pisse la tripe… Moi acharné à colmater avec mon petit bout de gaze… Vite, plein de sang, éponge rouge, infirmier ! INFIRMIER ! Où est ce con de Bernard ? Voilà, voilà… Moi idiot, mon pansement déborde par la tripe qui déborde de partout, la main dans le tiède horrible de la vie, qui fout le camp. Voilà l’infirmier. Qu’est-ce que tu fous avec ton tampax usagé ? J’attends de l’eau chaude pour une infusion, connard. Faut compresser tout ça. Passe-moi 4 ou 5 pansements… Phénergan-Dolosal… Geste professionnel… Bandes. Tu crois qu’il va s’en tirer ? Peut-être… peut-être… 

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4e Section, 1ère Cie du 3e RPC – section de Jean-Pierre, en permission ce jour-là.

Les dieux barbares se marraient, ils riaient aux larmes, les fumiers, tu as signé Léopard, tu n’as qu’à jouir. Tu voulais être un beau camouflé, un rutilant Léopard, comme sur les affiches en couleurs. Engagez-vous rengagez-vous. Tu croyais pouvoir devenir un barbare en tout impunité, garder tes yeux pisseux, petites mirettes innocentes. Top facile Dupont… Ducon, à peine Leroi. Tu sais à présent, enfin presque. Maintenant tu commences à entrevoir, encore quelques massacres, ceux des tiens, ceux de l’ennemi et tu seras un vrai guerrier, un barbare à part entière.

Tu auras le droit de tes yeux.  

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Alger, 12 mai 1958

Le 12 mai 58 fût pour les Léopards le début de la grande sodomie. Un enculage sans vaseline. Brut. Même pas un petit doigt dans l’anus pour nous mettre en condition. Foutre non. Brut de brut. Le zob, la bite, le bonheur des dames, vroum, ran le paf dans le cul. Je m’égare. Je m’emporte encore et toujours. Je vous disperse. J’avais juré d’écarter la politique de mon récit. Difficile. Des souvenirs m’assaillent. Hantent mes tripes. Je me renie pour la petite Laura Dupont un peu Hernandez, abattue à la sortie d’un bal à Staouili la petite Laura. Dix-huit ans, belle, jeune, conne et innocente. Ne vous méprenez pas, ce n’était en rien ma petite amie, ce n’est pas la faute d’avoir essayé d’ailleurs. Elle ne voulait rien savoir. Moi je n’étais pas vraiment amoureux, non, c’est surtout mon petit Jésus que j’essayais de placer. Peine perdue, il était resté sur la paille mon petit Jésus. Elle était morte, cartonnée à la sortie d’un bal. Toujours la vie et ses cahots. Elle était morte avec sa vignette de garantie. Elle aurait dû avoir le droit de vivre, peut-être une vie ordinaire minable, longue et monotone, elle aurait sûrement grossi, enlaidi, les cheveux lourds et poisseux. Mais bordel c’était sa vie. La vie, personne n’avait le droit de lui prendre à cette petite conne innocente, personne, personne.

Maintenant, des années après, je suis toujours con. Mais je sais.

 

***

hutin 2.JPGsignaturePaillon.jpegJean-Pierre Hutin nait dans une famille marquée par le combat : ses grands-pères perdent l’un une jambe, l’autre un bras, pendant la Grande Guerre ; ses parents sont des résistants de la première heure, arrêtés par la Gestapo et déportés. Génétiquement guerrier, il devance l’appel. De 1958 à 1960, il combat en Algérie au sein du 3e Régiment de Parachutistes Coloniaux, les léopards de Bigeard. Et non, rien de rien. Non, il ne regrette rien.

 

 

Interview de Jean-Pierre Hutin. 

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Décoration de Micheline Hutin-Auproux, maman de Jean-Pierre.

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Prix : 15€ - ISBN 978-2-9541232-4-0 – format 14,5x21 190 pages – cahier photo n&b. 

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Aux éditions Le Spot 

Livre disponible chez Europa Diffusion ici.

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Hommage

Aux Léopards morts pour la France,

Aux blessés.

Cette Légion d'honneur, c'est moi qui la porterai, mais ce sont mes paras qui l'ont gagnée.

Général Bigeard recevant la plaque de grand officier de la Légion d’Honneur

 

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Retrouvailles d’anciens chez Vedel. A gauche Jean-Pierre Hutin, à droite GAL Bigeard.

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Les Léopards à Alger

Le barbare est de retour, les barbares sont là. Bientôt leur grande ombre camouflée planera sur la ville. Le haut état-major allait encore grincer des dents (…) A part mourir, pas de tradition, ces gens-là. Provocateurs en plus ! Saluent aucun gradé. Moi, Commandant Alex Dupont, moi qui ai 18 ans de carrière, moi quatre année prisonnier des boches, huit ans d’état-major en Indochine, six ans de cirrhose à Madagascar, j’ai vu de mes yeux, pas plus tard qu’hier, deux Léopards saluer un Caporal-Chef de la Légion, vous vous rendez compte, un Caporal-Chef.  

Tout ça sous prétexte qu’ils mouraient ensemble, au loin, là-bas.

Jean-Pierre Hutin